Les Humanités numériques au coeur de Drama Critiques

A la croisée de la science des données et de la littérature anglaise, Drama Critiques se propose d’examiner dix ans du théâtre ultra contemporain londonien (2010 – 2020) à travers le regard de deux communautés. A partir des années 2010, une vague de blogs rédigés par des auteurs venant d’horizons multiples émerge sur Internet. Etudiant.e.s, professionnel.le.s du théâtre mais aussi simples amateurs.trices s’emparent de la toile pour publier leurs critiques. Ces nouvelles voix indépendantes de l’espace numérique redessinent progressivement les contours de la critique journalistique classique. Bien que discrètes, elles proposent une version de l’histoire du théâtre londonien différente de celle rédigée par les grands journaux de la presse britannique. En s’appuyant sur un corpus de plus de 40 000 critiques théâtrales portant sur la scène londonienne et couvrant les années 2010 à 2020, Drama Critiques a pour dessein d’explorer et d’analyser les points de convergence et de divergence de ces deux communautés.

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I. Que signifie « Critiquer » ?

Dans la littérature théâtrale ou romanesque, dans le cinéma ou dans les jeux vidéo, le critique est souvent représenté comme un parasite. Austère, suffisant et frustré, il est cette figure de l’ombre qui juge et moralise le travail des autres à la nuit tombée. L’étymologie de ce mot rappelle pourtant que cette profession ne consiste pas à détruire le travail des autres mais à l’analyser. « Critiquer » signifie « discerner, disjoindre, trier ». Le critique a ainsi pour dessein de sélectionner certaines caractéristiques d’un événement culturel afin de le décortiquer, de le « passer au tamis » comme le rappelle son étymologie grecque, et d’en donner une analyse. Pour le critique théâtral, il lui faut passer de la scène à la page d’écriture. Entre plaisir esthétique immédiat et distance rationnelle, il s’agit de traduire ce qu’il a compris, vu et ressenti le temps d’une représentation en un nombre de mots limités.

II. Quel est le rôle du critique ?

Si le.la critique a pour rôle de décrire l’histoire qui prend vie sur scène, il.elle participe aussi à écrire l’Histoire du théâtre. C’est à travers son regard, puis ses mots, qu’il.elle permet au spectacle d’advenir et d’être archivé. La racine grecque du mot « théâtre » le rappelle, le théâtre est premièrement destiné à être vu pour exister. Theatron désigne aussi bien « le lieu d’où on regarde » que la « la contemplation. » En décortiquant ces spectacles, en détaillant ce qui fait leur force ou leur faiblesse, en décrivant la performance des acteurs ou les décors, le.la critique capture une multitude d’éléments précieux qui disparaissent une fois le rideau tombé. Tels les conservateurs d’un musée, ils.elles enregistrent et conservent l’histoire de ces œuvres d’art.

III. Quand commence la critique théâtrale anglaise ?

Les premières tentatives de critiques théâtrales britanniques commencent dans les années 1690, avec la revue The Gentleman’s Journal, soit soixante-dix ans après l’avènement du premier journal britannique. En 1734, Aaron Hill et William Popple créent The Prompter, le premier journal dédié au théâtre anglais. C’est en 1770 que la critique théâtrale devient progressivement partie intégrante des journaux, et à partir du début du XIXe siècle que l’activité de critique est reconnue comme profession à part entière. Le développement et le rayonnement de la presse écrite au XIXe siècle permet ensuite à la critique de s’établir pleinement dans les journaux. Les grands noms de la presse écrite commencent à apparaître, The Guardian, The Independent, The Times, pour n’en citer que quelques-uns, et laissent progressivement davantage d’espace à la critique théâtrale.

IV. Reformulation de la critique à l’ère du numérique

A la fin du XXe siècle, l’arrivée d’Internet redéfinit les modalités d’expression des critiques. Trois phrases successives peuvent être observées. En 1997, les deux premiers sites de critiques théâtrales sont créés (British Theatre Guide.com et What’s On Stage.com). Dix ans plus tard, la démocratisation d’Internet favorise l’émergence d’une vague de bloggueurs.euses indépendant.e.s. Une dizaine de critiques établi.e.s dans des journaux de renom se mettent à rédiger de nouvelles formes d’articles sur leur site personnel.

La troisième phase commence à partir des années 2010. Une myriade de blogs voit le jour, notamment grâce à la popularité de plateformes comme WordPress, LiveJournal ou Blogger, qui facilitent la mise en ligne de contenus. Une diversité de voix indépendantes provenant d’horizons multiples commence à fleurir dans le paysage de la critique théâtrale britannique. Etudiant.e.s, professionnels.lles du théâtre, mais aussi simples amateurs.trices s’emparent de leur clavier pour rédiger une histoire de la réception différente de celle proposée par les grands journaux publics. Le canon de la critique théâtrale est décentralisé par ses périphéries qui revendiquent ses droits de visibilité.

V. Deux communautés opposées : la critique journalistique versus la critique numérique

L’émergence de ce nouveau regard sur la scène britannique provoque de vifs débats au sein de la communauté critique. Le titre provocateur de l’essai de Ronan McDonald, The Death of the Critic (2009), incarne le nœud de cette polémique. D’un côté, les critiques dits professionnels qui rédigent dans les grands organes de presse dénigrent la légitimité de ces blogueurs.euses. De l’autre, ces nouvelles voix de l’espace numérique réclament leur droit de parole. Ces tensions jettent surtout la lumière sur deux communautés qui envisagent et écrivent l’Histoire du théâtre contemporain différemment. La mise en scène de deux pièces en particulier cristallisent la polarité de ces débats. En 2007, la technicité de la mise en scène de la pièce de Martin Crimp, Attemps on her Life (1997), est saluée avec admiration par la blogosphère. Inversement, la critique journalistique la reçoit avec beaucoup d’hostilité. Pour Georgina Brown, critique dans le Mail on Sunday, « [that was] the worst play [she had] ever seen ». Quant à Mark Shenton, critique théâtre en chef du Sunday Express, « [he was] seriously contemplating making an attempt on [his] own life. » Cinq ans plus tard, Seven Kingdoms de Simon Stephens provoque une vague similaire de dissensions.

VI. Drama Critiques comme observatoire de ces changements culturels

Drama Critiques a ainsi pour finalité d’analyser le théâtre ultra contemporain anglais à travers le regard de ces deux communautés antagonistes. Nous avons décidé de focaliser nos investigations sur les théâtres de Londres, des années 2010 à 2020. Comme expliqué plutôt, c’est à partir de 2010 qu’un nouveau regard critique émerge grâce au numérique et remet en question la légitimité du canon théâtral critique. Deux histoires se juxtaposent alors : celle écrite par les grands noms de la presse anglaises qui sont considérés comme professionnels.les, et celle, plus discrète, par toutes les petites voix de l’espace numérique. Loin de s’annuler, ces deux communautés se complètent pour nous donner deux versions différentes de l’Histoire de la scène théâtrale anglaise.

C’est une approche à la croisée du numérique et de l’histoire théâtrale anglaise qui nous permettra d’examiner ce phénomène culturel. L’émergence des humanités numériques a donné naissance à de nouvelles méthodes analytiques pour appréhender l’objet littéraire. La lecture proche est complétée par la lecture distante, ou distant reading, comme Franco Moretti l’a définie, et permet d’étudier de larges corpora dans leur ensemble grâce à l’utilisation d’outils techniques. L’analyse littéraire telle qu’elle est envisagée par les études de lettres classiques ne disparaît donc pas. Au contraire, elle est enrichie par l’apport d’outils numériques qui permettent d’étudier non plus un seul texte ou plusieurs œuvres, mais de larges bases de données dans leur ensemble. Cette approche quantitative permet ainsi d’interroger des phénomènes littéraires à plus grande échelle, et de poser des questions différentes.

Voir Le Corpus